2c) La légende sur Bouffier - le texte
original
Livre de Jean Giono "L'homme qui plantait
des arbres" [1].
Jean Giono
L’homme qui plantait
des arbres
Édition BeQ
http://permaculteur.free.fr/ressources/Giono-arbres.pdf
[p.1]
Jean Giono
L’homme qui plantait des arbres
La Bibliothèque électronique du Québec
Collection Classiques du 20e siècle
Volume 49: version 1.01 [p.2]
Pour que le caractère d’un être humain dévoile des
qualités vraiment exceptionnelles, il faut avoir la bonne
fortune de pouvoir observer son action pendant de longues
années. Si cette action est dépouillée de tout égoïsme, si
l’idée qui la dirige est d’une générosité sans exemple,
s’il est absolument certain qu’elle n’a cherché de
récompense nulle part et qu’au surplus elle ait laissé sur
le monde des marques visibles, on est alors, sans risque
d’erreurs, devant un caractère inoubliable. [p.3]
La randonnée dans les Alpes arides du Sud - villages
abandonnés et délabrés
Il y a environ une quarantaine d’années, je faisais une
longue course à pied, sur des hauteurs absolument
inconnues des touristes, dans cette très vieille région
des Alpes qui pénètre en Provence.
Cette région est délimitée au sud-est et au sud par le
cours moyen de la Durance, entre Sisteron et Mirabeau ; au
nord par le cours supérieur de la Drôme, depuis sa source
jusqu’à Die ; à l’ouest par les plaines du Comtat
Venaissin et les contreforts du mont Ventoux. Elle
comprend toute la partie nord du département des
Basses-Alpes, le sud de la Drôme et une petite enclave du
Vaucluse.
C’étaient, au moment où j’entrepris ma longue promenade
dans ces déserts, des landes nues et monotones, vers mille
deux cents à mille trois cents mètres d’altitude. Il n’y
poussait que des lavandes sauvages. [p.4]
Champ de lavande dans la vallée de
la Drôme [8] - Vergons vers 1910 - la montagne est
pratiquement SANS forêt [9]
Je traversais ce pays dans sa plus grande largeur et,
après trois jours de marche, je me trouvais dans une
désolation sans exemple. Je campais à côté d’un squelette
de village abandonné. Je n’avais plus d’eau depuis la
veille et il me fallait en trouver. Ces maisons
agglomérées, quoique en ruine, comme un vieux nid de
guêpes, me firent penser qu’il avait dû y avoir là, dans
le temps, une fontaine ou un puits. Il y avait bien une
fontaine, mais sèche. Les cinq à six maisons, sans
toiture, rongées de vent et de pluie, la petite chapelle
au clocher écroulé, étaient rangées comme le sont les
maisons et les chapelles dans les villages vivants, mais
toute vie avait disparu.
C’était un beau jour de juin avec grand soleil, mais, sur
ces terres sans abri et hautes dans le ciel, le vent
soufflait avec une brutalité insupportable. Ses
grondements dans les carcasses des maisons étaient ceux
d’un fauve dérangé dans son repas.
Le berger, sa cour, son puits
Maison de campagne en Provence [10]
- Un berger avec un troupeau de moutons à Castellane
durant l'estive, Haute Provence [11].
Il me fallut lever le camp. À cinq heures de [p.5] marche
de là, je n’avais toujours pas trouvé d’eau et rien ne
pouvait me donner l’espoir d’en trouver. C’était partout
la même sécheresse, les mêmes herbes ligneuses. Il me
sembla apercevoir dans le lointain une petite silhouette
noire, debout. Je la pris pour le tronc d’un arbre
solitaire. À tout hasard, je me dirigeai vers elle.
C’était un berger. Une trentaine de moutons couchés sur la
terre brûlante se reposaient près de lui.
Il me fit boire à sa gourde et, un peu plus tard, il me
conduisit à sa bergerie, dans une ondulation du plateau.
Il tirait son eau – excellente – d’un trou naturel, très
profond, au-dessus duquel il avait installé un treuil
rudimentaire.
Cet homme parlait peu. C’est le fait des solitaires, mais
on le sentait sûr de lui et confiant dans cette assurance.
C’était insolite dans ce pays dépouillé de tout. Il
n’habitait pas une cabane mais une vraie maison en pierre
où l’on voyait très bien comment son travail [p.6]
personnel avait rapiécé la ruine qu’il avait trouvée là à
son arrivée. Son toit était solide et étanche. Le vent qui
le frappait faisait sur les tuiles le bruit de la mer sur
les plages.
Son ménage était en ordre, sa vaisselle lavée, son parquet
balayé, son fusil graissé ; sa soupe bouillait sur le feu
; je remarquai alors qu’il était aussi rasé de frais, que
tous ses boutons étaient solidement cousus, que ses
vêtements étaient reprisés avec le soin minutieux qui rend
les reprises invisibles.
Il me fit partager sa soupe et, comme après je lui offrais
ma blague à tabac, il me dit qu’il ne fumait pas. Son
chien, silencieux comme lui, était bienveillant, sans
bassesse.
Il avait été entendu tout de suite que je passerais la
nuit là ; le village le plus proche était encore à plus
d’une journée et demie de marche. Et, au surplus, je
connaissais parfaitement le caractère des rares villages
de cette région. Il y en a quatre ou cinq dispersés [p.7]
loin les uns des autres sur les flans de ces hauteurs,
dans les taillis de chênes blancs à la toute extrémité des
routes carrossables. Ils sont habités par des bûcherons
qui font du charbon de bois. Ce sont des endroits où l’on
vit mal. Les familles, serrées les unes contre les autres
dans ce climat qui est d’une rudesse excessive, aussi bien
l’été que l’hiver, exaspèrent leur égoïsme en vase clos.
L’ambition irraisonnée s’y démesure, dans le désir continu
de s’échapper de cet endroit. Les hommes vont porter leur
charbon à la ville avec leurs camions, puis retournent.
Les plus solides qualités craquent sous cette perpétuelle
douche écossaise. Les femmes mijotent des rancoeurs. Il y
a concurrence sur tout, aussi bien pour la vente du
charbon que pour le banc à l’église, pour les vertus qui
se combattent entre elles, pour les vices qui se
combattent entre eux et pour la mêlée générale des vices
et des vertus, sans repos. Par là-dessus, le vent
également sans repos irrite les nerfs. Il y a des
épidémies [p.8] de suicides et de nombreux cas de folie,
presque toujours meurtrières.
Trier les glands - percer des trous avec une tige de
fer - pondre les glands
Des glands
avec des feuilles de chêne [12] - Mont
Ventoux, karst et forêts, 1909m au-dessus du
niveau de la mer [13].
Le berger qui ne fumait pas alla chercher un petit sac et
déversa sur la table un tas de glands. Il se mit à les
examiner l’un après l’autre avec beaucoup d’attention,
séparant les bons des mauvais. Je fumais ma pipe. Je me
proposai pour l’aider. Il me dit que c’était son affaire.
En effet: voyant le soin qu’il mettait à ce travail, je
n’insistai pas. Ce fut toute notre conversation. Quand il
eut du côté des bons un tas de glands assez gros, il les
compta par paquets de dix. Ce faisant, il éliminait encore
les petits fruits ou ceux qui étaient légèrement
fendillés, car il les examinait de fort près. Quand il eut
ainsi devant lui cent glands parfaits, il s’arrêta et nous
allâmes nous coucher.
La société de cet homme donnait la paix. Je lui demandai
le lendemain la permission de me reposer tout le jour chez
lui. Il le trouva tout naturel. Ou plus exactement, il me
donna [p.9] l’impression que rien ne pouvait le déranger.
Ce repos ne m’était pas absolument obligatoire, mais
j’étais intrigué et je voulais en savoir plus. Il fit
sortir son troupeau et il le mena à la pâture. Avant de
partir, il trempa dans un seau d’eau le petit sac où il
avait mis les glands soigneusement choisis et comptés.
Je remarquai qu’en guise de bâton, il emportait une
tringle de fer grosse comme le pouce et longue d’environ
un mètre cinquante. Je fis celui qui se promène en se
reposant et je suivis une route parallèle à la sienne. La
pâture de ses bêtes était dans un fond de combe. Il laissa
le petit troupeau à la garde du chien et il monta vers
l’endroit où je me tenais. J’eus peur qu’il vînt pour me
reprocher mon indiscrétion mais pas du tout: c’était sa
route et il m’invita à l’accompagner si je n’avais rien de
mieux à faire. Il allait à deux cents mètres de là, sur la
hauteur.
Arrivé à l’endroit où il désirait aller, il se mit à
planter sa tringle de fer dans la terre. Il [p.10] faisait
ainsi un trou dans lequel il mettait un gland, puis il
rebouchait le trou. Il plantait des chênes. Je lui
demandai si la terre lui appartenait. Il me répondit que
non. Savait-il à qui elle était ? Il ne savait pas. Il
supposait que c’était une terre communale, ou peut-être,
était-elle la propriété de gens qui ne s’en souciaient pas
? Lui ne se souciait pas de connaître les propriétaires.
Il planta ainsi cent glands avec un soin extrême.
Sur 100 000 chênes, 10 000 poussent
Haute-Provence, jeune forêt de chênes sur sol
karstique blanc avec le Mont Ventoux en arrière-plan
[14]
Après le repas de midi, il recommença à trier sa semence.
Je mis, je crois, assez d’insistance dans mes questions
puisqu’il y répondit. Depuis trois ans il plantait des
arbres dans cette solitude. Il en avait planté cent mille.
Sur les cent mille, vingt mille était sortis. Sur ces
vingt mille, il comptait encore en perdre la moitié, du
fait des rongeurs ou de tout ce qu’il y a d’impossible à
prévoir dans les desseins de la Providence. Restaient dix
mille chênes qui allaient pousser dans cet endroit où il
n’y avait rien auparavant.
[p.11]
C’est à ce moment là que je me souciai de l’âge de cet
homme. Il avait visiblement plus de cinquante ans.
Cinquante-cinq, me dit-il. Il s’appelait Elzéard Bouffier.
Il avait possédé une ferme dans les plaines. Il y avait
réalisé sa vie. Il avait perdu son fils unique, puis sa
femme. Il s’était retiré dans la solitude où il prenait
plaisir à vivre lentement, avec ses brebis et son chien.
Il avait jugé que ce pays mourait par manque d’arbres. Il
ajouta que, n’ayant pas d’occupations très importantes, il
avait résolu de remédier à cet état de choses.
Menant moi-même à ce moment-là, malgré mon jeune âge, une
vie solitaire, je savais toucher avec délicatesse aux âmes
des solitaires. Cependant, je commis une faute. Mon jeune
âge, précisément, me forçait à imaginer l’avenir en
fonction de moi-même et d’une certaine recherche du
bonheur. Je lui dis que, dans trente ans, ces dix mille
chênes seraient magnifiques. Il me répondit très
simplement que, si Dieu lui prêtait vie, dans trente ans,
il en
[p.12] aurait planté
tellement d’autres que ces dix mille seraient comme une
goutte d’eau dans la mer.
Il étudiait déjà, d’ailleurs, la reproduction des hêtres
et il avait près de sa maison une pépinière issue des
faines. Les sujets, qu’il avait protégés de ses moutons
par une barrière en grillage, étaient de toute beauté. Il
pensait également à des bouleaux pour les fonds où, me
dit-il, une certaine humidité dormait à quelques mètres de
la surface du sol.
Nous nous séparâmes le lendemain.
Première Guerre mondiale 1914-1919
L’année d’après, il y eut la guerre de 14 dans laquelle je
fus engagé pendant cinq ans. Un soldat d’infanterie ne
pouvait guère y réfléchir à des arbres. À dire vrai, la
chose même n’avait pas marqué en moi ; je l’avais
considérée comme un dada, une collection de timbres, et
oubliée.
Sorti de la guerre, je me trouvais à la tête d’une prime
de démobilisation minuscule mais avec le grand désir de
respirer un peu d’air pur.
[p.13]
C’est sans idée préconçue – sauf celle-là – que je repris
le chemin de ces contrées désertes.
Le pays n’avait pas changé. Toutefois, au-delà du village
mort, j’aperçus dans le lointain une sorte de brouillard
gris qui recouvrait les hauteurs comme un tapis. Depuis la
veille, je m’étais remis à penser à ce berger planteur
d’arbres. "Dix mille chênes", me disais-je, "occupent
vraiment un très large espace."
La nouvelle forêt de chênes du Mont Ventoux - 11
kilomètres de long sur 3 kilomètres de large
Mont Ventoux 02 [15]
J’avais vu mourir trop de monde pendant cinq ans pour ne
pas imaginer facilement la mort d’Elzéard Bouffier,
d’autant que, lorsqu’on en a vingt, on considère les
hommes de cinquante comme des vieillards à qui il ne reste
plus qu’à mourir. Il n’était pas mort. Il était même fort
vert. Il avait changé de métier. Il ne possédait plus que
quatre brebis mais, par contre, une centaine de ruches. Il
s’était débarrassé des moutons qui mettaient en péril ses
plantations d’arbres. Car, me dit-il (et je le
constatais), il ne s’était pas du tout soucié de la
guerre. Il avait imperturbablement continué à planter.
[p.14]
Les chênes de 1910 avaient alors dix ans maintenant et
étaient plus hauts que moi et que lui. Le spectacle était
impressionnant. J’étais littéralement privé de parole et,
comme lui ne parlait pas, nous passâmes tout le jour en
silence à nous promener dans sa forêt. Elle avait, en
trois tronçons, onze kilomètres de long et trois
kilomètres dans sa plus grande largeur. Quand on se
souvenait que tout était sorti des mains et de l’âme de
cet homme – sans moyens techniques –, on comprenait que
les hommes pourraient être aussi efficaces que Dieu dans
d’autres domaines que la destruction.
Il avait suivi son idée, et les hêtres qui m’arrivaient
aux épaules, répandus à perte de vue, en témoignaient. Les
chênes étaient drus et avaient dépassé l’âge où ils
étaient à la merci des rongeurs ; quant aux desseins de la
Providence elle-même, pour détruire l’oeuvre créée, il lui
faudrait avoir désormais recours aux cyclones. Il me
montra d’admirables bosquets de bouleaux qui dataient de
cinq ans,
[p.15] c’est-à-dire de
1915, de l’époque où je combattais à Verdun. Il leur avait
fait occuper tous les fonds où il soupçonnait, avec juste
raison, qu’il y avait de l’humidité presque à fleur de
terre. Ils étaient tendres comme des adolescents et très
décidés.
La création [avec ses guerres] avait l’air, d’ailleurs, de
s’opérer en chaînes. Il ne s’en souciait pas ; il
poursuivait obstinément sa tâche, très simple. Mais en
redescendant par le village, je vis couler de l’eau dans
des ruisseaux qui, de mémoire d’homme, avaient toujours
été à sec. C’était la plus formidable opération de
réaction qu’il m’ait été donné de voir. Ces ruisseaux secs
avaient jadis porté de l’eau, dans des temps très anciens.
Certains de ces villages tristes dont j’ai parlé au début
de mon récit s’étaient construits sur les emplacements
d’anciens villages gallo-romains dont il restait encore
des traces, dans lesquelles les archéologues avaient
fouillé et ils avaient trouvé des hameçons à des endroits
où au XXe siècle on était obligé d’avoir recours à
[p.16] des citernes pour avoir un
peu d’eau.
Le vent aussi dispersait certaines graines.
Nouvelles sources, nouvelle eau,
nouvelle vie
En même temps que l’eau réapparut réapparaissaient les
saules, les osiers, les prés, les jardins, les fleurs et
une certaine raison de vivre. Mais la transformation
s’opérait si lentement qu’elle entrait dans l’habitude
sans provoquer d’étonnement. Les chasseurs qui montaient
dans les solitudes à la poursuite des lièvres ou des
sangliers avaient bien constaté le foisonnement des petits
arbres mais ils l’avaient mis sur le compte des malices
naturelles de la terre. C’est pourquoi personne ne
touchait à l’oeuvre de cet homme. Si on l’avait soupçonné,
on l’aurait contrarié. Il était insoupçonnable. Qui aurait
pu imaginer, dans les villages et dans les
administrations, une telle obstination dans la générosité
la plus magnifique ?
Une année de crise: 100 000 érables ne viennent pas
À partir de 1920, je ne suis jamais resté plus
[p.17] d’un an sans rendre visite à
Elzéard Bouffier. Je ne l’ai jamais vu fléchir ni douter.
Et pourtant, Dieu sait si Dieu même y pousse ! Je n’ai pas
fait le compte de ses déboires. On imagine bien cependant
que, pour une réussite semblable, il a fallu vaincre
l’adversité ; que, pour assurer la victoire d’une telle
passion, il a fallu lutter avec le désespoir. Il avait,
pendant un an, planté plus de dix mille érables. Ils
moururent tous. L’an d’après, il abandonna les érables
pour reprendre les hêtres qui réussirent encore mieux que
les chênes.
Pour avoir une idée à peu près exacte de ce caractère
exceptionnel, il ne faut pas oublier qu’il s’exerçait dans
une solitude totale ; si totale que, vers la fin de sa
vie, il avait perdu l’habitude de parler. Ou, peut-être,
n’en voyait-il pas la nécessité ?
1933: Un forestier - et une cabane en pierre à 12 km
Cabane en pierre / cabane de berger
au Mont Ventoux [16]
En 1933, il reçut la visite d’un garde forestier éberlué.
Ce fonctionnaire lui intima l’ordre de ne pas faire de
feux dehors, de peur de mettre en danger la croissance de
cette
[p.18] forêt naturelle.
"C’était la première fois", lui dit cet homme naïf, "qu’on
voyait une forêt pousser toute seule." À cette époque, il
allait planter des hêtres à douze kilomètres de sa maison.
Pour s’éviter le trajet d’aller-retour – car il avait
alors soixante-quinze ans – il envisageait de construire
une cabane de pierre sur les lieux mêmes de ses
plantations. Ce qu’il fit l’année d’après.
Gorges boisées de la Nesque près du
Mont Ventoux [17]
1935: Un patron forestier et un pique-nique
En 1935, une véritable délégation administrative vint
examiner la forêt naturelle. Il y avait un grand
personnage des Eaux et Forêts, un député, des techniciens.
On prononça beaucoup de paroles inutiles. On décida de
faire quelque chose et, heureusement, on ne fit rien,
sinon la seule chose utile: mettre la forêt sous la
sauvegarde de l’État et interdire qu’on vienne y
charbonner. Car il était impossible de n’être pas subjugué
par la beauté de ces jeunes arbres en pleine santé. Et
elle exerça son pouvoir de séduction sur le député
lui-même.
[p.19]
J’avais un ami parmi les capitaines forestiers qui était
de la délégation. Je lui expliquai le mystère. Un jour de
la semaine d’après, nous allâmes tous les deux à la
recherche d’Elzéard Bouffier. Nous le trouvâmes en plein
travail, à vingt kilomètres de l’endroit où avait eu lieu
l’inspection.
Ce capitaine forestier n’était pas mon ami pour rien. Il
connaissait la valeur des choses. Il sut rester
silencieux. J’offris les quelques oeufs que j’avais
apportés en présent. Nous partageâmes notre casse-croûte
en trois et quelques heures passèrent dans la
contemplation muette du paysage.
Le côté d’où nous venions était couvert d’arbres de six à
sept mètres de haut. Je me souvenais de l’aspect du pays
en 1913: le désert... Le travail paisible et régulier,
l’air vif des hauteurs, la frugalité et surtout la
sérénité de l’âme avaient donné à ce vieillard une santé
presque solennelle. C’était un athlète de Dieu. Je me
demandais combien d’hectares il allait
[p.20] encore couvrir d’arbres.
Avant de partir, mon ami fit simplement une brève
suggestion à propos de certaines essences auxquelles le
terrain d’ici paraissait devoir convenir. Il n’insista
pas. « Pour la bonne raison, me dit-il après, que ce
bonhomme en sait plus que moi. » Au bout d’une heure de
marche – l’idée ayant fait son chemin en lui – il ajouta:
« Il en sait beaucoup plus que tout le monde. Il a trouvé
un fameux moyen d’être heureux ! »
C’est grâce à ce capitaine que, non seulement la forêt,
mais le bonheur de cet homme furent protégés. Il fit
nommer trois gardes-forestiers pour cette protection et il
les terrorisa de telle façon qu’ils restèrent insensibles
à tous les pots-de-vin que les bûcherons pouvaient
proposer.
1939-1945: Petit danger pour la forêt du Mont Ventoux
dû au gaz de bois - mais non rentable
Voiture à essence gaz de bois
[18]
L’oeuvre ne courut un risque grave que pendant la guerre
de 1939. Les automobiles marchant alors au gazogène, on
n’avait jamais assez de bois. On commença à faire des
coupes
[p.21] dans les chênes de
1910, mais ces quartiers sont si loin de tous réseaux
routiers que l’entreprise se révéla très mauvaise au point
de vue financier. On l’abandonna. Le berger n’avait rien
vu. Il était à trente kilomètres de là, continuant
paisiblement sa besogne, ignorant la guerre de 39 comme il
avait ignoré la guerre de 14.
Juin 1945: La transformation des villages de la région
du Mont Ventoux - L'exemple de Vergons: brise parfumée,
bruits de forêt, eau ondoyante, potager fleuri
Vergons vers
1910 - la montagne est pratiquement SANS
forêt [9] - Vergons
autour de 2010 ca.: TOUTES les montagnes ont de
la FORÊT [19]
J’ai vu Elzéard Bouffier pour la dernière fois en juin
1945. Il avait alors quatre-vingt-sept ans. J’avais donc
repris la route du désert, mais maintenant, malgré le
délabrement dans lequel la guerre avait laissé le pays, il
y avait un car qui faisait le service entre la vallée de
la Durance et la montagne. Je mis sur le compte de ce
moyen de transport relativement rapide le fait que je ne
reconnaissais plus les lieux de mes premières promenades.
Il me semblait aussi que l’itinéraire me faisait passer
par des endroits nouveaux. J’eus besoin d’un nom de
village pour conclure que j’étais bien cependant dans
cette région jadis en ruine et désolée. Le car me
[p.22]
débarqua à Vergons. En 1913, ce hameau de dix à douze
maisons avait trois habitants. Ils étaient sauvages, se
détestaient, vivaient de chasse au piège: à peu près dans
l’état physique et moral des hommes de la Préhistoire. Les
orties dévoraient autour d’eux les maisons abandonnées.
Leur condition était sans espoir. Il ne s’agissait pour
eux que d’attendre la mort: situation qui ne prédispose
guère aux vertus.
Tout était changé. L’air lui-même. Au lieu des bourrasques
sèches et brutales qui m’accueillaient jadis, soufflait
une brise souple chargée d’odeurs. Un bruit semblable à
celui de l’eau venait des hauteurs: c’était celui du vent
dans les forêts. Enfin, chose plus étonnante, j’entendis
le vrai bruit de l’eau coulant dans un bassin. Je vis
qu’on avait fait une fontaine, qu’elle était abondante et,
ce qui me toucha le plus, on avait planté près d’elle un
tilleul qui pouvait déjà avoir dans les quatre ans, déjà
gras, symbole incontestable d’une résurrection.
Par ailleurs, Vergons portait les traces d’un
[p.23]
travail pour l’entreprise duquel l’espoir était
nécessaire. L’espoir était donc revenu. On avait déblayé
les ruines, abattu les pans de murs délabrés et
reconstruit cinq maisons. Le hameau comptait désormais
vingt-huit habitants dont quatre jeunes ménages. Les
maisons neuves, crépies de frais, étaient entourées de
jardins potagers où poussaient, mélangés mais alignés, les
légumes et les fleurs, les choux et les rosiers, les
poireaux et les gueules-de-loup, les céleris et les
anémones. C’était désormais un endroit où l’on avait envie
d’habiter.
À partir de là, je fis mon chemin à pied. La guerre dont
nous sortions à peine n’avait pas permis l’épanouissement
complet de la vie, mais Lazare était hors du tombeau. Sur
les flans abaissés de la montagne, je voyais de petits
champs d’orge et de seigle en herbe ; au fond des étroites
vallées, quelques prairies verdissaient.
Il n’a fallu que les huit ans qui nous séparent de cette
époque pour que tout le pays
[p.24]
resplendisse de santé et d’aisance. Sur l’emplacement des
ruines que j’avais vues en 1913, s’élèvent maintenant des
fermes propres, bien crépies, qui dénotent une vie
heureuse et confortable. Les vieilles sources, alimentées
par les pluies et les neiges que retiennent les forêts, se
sont remises à couler. On en a canalisé les eaux. À côté
de chaque ferme, dans des bosquets d’érables, les bassins
des fontaines débordent sur des tapis de menthes fraîches.
Les villages se sont reconstruits peu à peu. Une
population venue des plaines où la terre se vend cher
s’est fixée dans le pays, y apportant de la jeunesse, du
mouvement, de l’esprit d’aventure. On rencontre dans les
chemins des hommes et des femmes bien nourris, des garçons
et des filles qui savent rire et ont repris goût aux fêtes
campagnardes. Si on compte l’ancienne population,
méconnaissable depuis qu’elle vit avec douceur et les
nouveaux venus, plus de dix mille personnes doivent leur
bonheur à Elzéard Bouffier.
[p.25]
Sisteron avec la rivière de
Durance [20] - Vaison
la Romaine, Haute Provence [21] - La localité de Die avec son
massif boisé, Département Drôme
[22]
Quand je réfléchis qu’un homme seul, réduit à ses simples
ressources physiques et morales, a suffi pour faire surgir
du désert ce pays de Chanaan, je trouve que, malgré tout,
la condition humaine est admirable. Mais, quand je fais le
compte de tout ce qu’il a fallu de constance dans la
grandeur d’âme et d’acharnement dans la générosité pour
obtenir ce résultat, je suis pris d’un immense respect
pour ce vieux paysan sans culture qui a su mener à bien
cette oeuvre digne de Dieu.
Elzéard Bouffier est mort paisiblement en 1947 à l’hospice
de Banon.
[p.26]
[Dans la France du Sud il y a deux localités de Banon].
Cet ouvrage est le 49e publié
dans la collection Classiques du 20e siècle
par la Bibliothèque électronique du Québec.
La Bibliothèque électronique du Québec
est la propriété exclusive de
Jean-Yves Dupuis.
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